Kojak escalada en quelques bonds
la pente où Stu s’était cassé la jambe. Stu le regarda faire avec un mélange d’amertume
et d’amusement, puis il prit la boîte de 7-Up que Kojak lui avait apportée hier
au lieu d’un bâton. Il l’avait remplie de l’eau boueuse du fossé. Mais la boue
avait fini par se déposer au fond. Une eau qui craque sous la dent, aurait dit
sa mère, mais c’était mieux que rien. Il but lentement, étanchant sa soif à
petites gorgées. Sa gorge lui faisait mal quand il avalait.
– Putain de vie ! grommela-t-il.
Puis il rit de lui-même. Quelques
instants, il laissa ses doigts palper ses ganglions, en haut de son cou juste
sous la mâchoire. Puis il se recoucha, sa jambe blessée étendue devant lui, et
il s’assoupit.
Il se réveilla
en sursaut une heure plus tard, griffant la terre sablonneuse dans sa panique. Un
cauchemar ? Si c’était un cauchemar, il continuait toujours. La terre
bougeait lentement sous ses mains.
Un tremblement de terre ?
Un tremblement de terre ici ?
Un moment, il s’accrocha à l’idée
que c’était certainement le délire, que la fièvre était revenue pendant qu’il
dormait. Mais, en regardant dans la direction du ravin, il vit que de la terre
glissait en petites nappes poussiéreuses. Des pierres bondissaient et
rebondissaient, éblouissant ses yeux étonnés de leurs éclats de mica et de
quartz. Puis ce fut un bruit sourd et lointain qui semblait pousser dans
ses oreilles. Un moment plus tard, il cherchait désespérément sa respiration, comme
si l’air avait tout à coup été aspiré du ravin creusé par la crue.
Il entendit un gémissement
au-dessus de lui. C’était Kojak, debout sur le bord ouest du ravin, la queue
entre les jambes. Il regardait vers l’ouest, dans la direction du Nevada.
– Kojak ! cria Stu, terrorisé.
Ce bruit sourd l’avait terrifié, comme
si Dieu s’était mis tout à coup à piétiner le désert, pas très loin.
Kojak descendit la pente et vint
le rejoindre en gémissant. Et, quand Stu lui caressa le dos il sentit que le
chien tremblait. Il fallait qu’il aille voir, il fallait. Et une certitude
lui vint tout à coup : ce qui devait arriver était en train d’arriver.
Juste en ce moment.
– Je vais aller voir, murmura
Stu.
Il rampa jusqu’au bord est du
ravin. La pente était un peu plus raide, mais elle offrait davantage de prises.
Ces trois derniers jours, il s’était dit qu’il pourrait sans doute monter par
là, mais il n’en avait pas vu la nécessité. Au fond du ravin, il était
relativement abrité du vent et il avait de l’eau. Mais il fallait maintenant qu’il
remonte. Il devait voir. Sa jambe cassée traînant derrière lui comme un bâton, il
se redressa sur les mains et leva la tête pour regarder en l’air. Le sommet
paraissait si haut, si lointain…
– Je ne peux pas, dit-il à l’intention
de Kojak tout en continuant à ramper.
Des petites pierres s’étaient
amoncelées en bas de la pente à la suite du… du tremblement de terre, si c’en
était un. Stu monta dessus, puis commença à grimper la pente centimètre par
centimètre, en se servant de ses mains et de son genou gauche. Il fit dix
mètres, puis en perdit cinq avant de pouvoir se retenir à une saillie de quartz
qui l’arrêta dans sa glissade.
– Non, je n’y arriverai
jamais, dit-il, haletant.
Dix minutes plus tard, un peu
reposé, il recommençait et gravissait encore dix mètres. Puis il s’arrêta pour
reprendre son souffle. Repartit. Arriva quelque part où il n’y avait plus
aucune prise et dut repartir un peu plus sur la gauche. Kojak était à côté de
lui, se demandant sans doute ce que ce fou pouvait bien faire, laissant
derrière lui son eau et son feu bien chaud.
Chaud. Trop chaud.
La fièvre le reprenait
probablement, mais au moins il ne frissonnait plus. De la sueur coulait sur sa
figure et ses bras. Ses cheveux, gras et poussiéreux, lui tombaient sur les
yeux.
Mon Dieu, je brûle ! Je
dois avoir au moins quarante de fièvre…
Ses yeux tombèrent sur Kojak. Et
il lui fallut près d’une minute pour comprendre ce qu’il voyait. Kojak haletait.
Ce n’était pas la fièvre, en tout cas pas simplement la fièvre, car
Kojak avait chaud lui aussi.
Au-dessus d’eux, une escadrille d’oiseaux
passa à tire-d’aile, tournant sans but dans le ciel, piaillant à qui mieux mieux.
Les oiseaux sentent quelque
chose eux aussi.
Poussé par la peur, il reprit son
ascension. Une heure passa, deux… Il livrait un combat acharné pour gagner dix
centimètres, parfois un seul. À une heure de l’après-midi, il était à un peu
moins de deux mètres du sommet. Il pouvait voir la chaussée déchiquetée qui
faisait saillie au-dessus de lui. Deux mètres seulement, mais la pente était
raide et il n’y avait aucune prise. Il essaya pourtant d’avancer en se
tortillant comme une couleuvre, mais le gravier sur lequel la route était
construite commençait à se détacher sous lui et il craignit de se retrouver d’un
seul coup au fond s’il bougeait encore, après s’être probablement cassé l’autre
jambe en cours de route.
– Je suis coincé. Tu parles
d’une connerie. Qu’est-ce que je vais faire ?
La réponse fut bientôt claire. Même
sans qu’il bouge, la terre s’en allait sous lui. Il glissa un peu et se
cramponna. Sa jambe cassée lui faisait très mal et il avait oublié les comprimés
de Glen.
Il glissa encore de cinq centimètres.
Puis de dix. Son pied gauche se balançait maintenant dans le vide. Il ne se
retenait plus que par les mains et, quand il les regarda, il vit qu’elles
dérapaient en creusant dix petits sillons dans la terre humide.
– Kojak ! cria-t-il,
désespéré, n’attendant plus rien.
Mais, tout à coup, Kojak fut là. Stu
l’attrapa par le cou, sans réfléchir, n’espérant plus être sauvé, mais se
raccrochant à ce qu’il pouvait, comme un homme qui se noie. Kojak ne fit aucun
effort pour le repousser. Il s’arc-bouta sur ses pattes. Un instant, l’homme et
la bête restèrent parfaitement immobiles, comme une sculpture vivante. Puis
Kojak se mit au travail, creusant pour trouver un appui faisant sonner ses
griffes sur les cailloux et le gravier. La terre pleuvait sur le visage de Stu
qui ferma les yeux. Et Kojak le traînait, haletant comme un compresseur dans le
creux de son oreille droite.
Stu entrouvrit les yeux et vit qu’ils
étaient presque arrivés en haut. Kojak baissait la tête. Ses pattes de derrière
s’agitaient furieusement. Il gagna encore dix centimètres, et ce fut suffisant.
Avec un cri de désespoir, Stu lâcha le cou de Kojak et s’empara d’un morceau d’asphalte
qui débordait au-dessus du vide. Le morceau cassa net. Il en saisit un autre. Deux
de ses ongles se retournèrent, comme on décolle une décalcomanie. Il poussa un
hurlement. Une douleur aiguë, galvanisante. Il eut encore la force de se
démener, de pousser avec sa jambe valide, et il retomba enfin sur la route, haletant,
les yeux fermés.
Kojak était à côté de lui. Il
gémissait en lui léchant le visage.
Lentement, Stu s’assit et regarda
vers l’ouest, longuement, insensible à la chaleur qui frappait encore son
visage en énormes vagues chaudes.
– Mon Dieu ! dit-il
enfin d’une voix cassée. Regarde ça, Kojak. Larry. Glen. Ils ont disparu. Mon
Dieu, tout a disparu. Il n’y a plus rien.
Un énorme champignon s’élevait à
l’horizon comme un poing au bout d’un long bras couvert de poussière. Il
tournait sur lui-même, flou sur les bords, commençant déjà à se dissiper. Un
soleil maussade, rouge-orange, l’éclairait par-derrière comme s’il avait décidé
de se coucher très tôt cet après-midi-là.
La tempête de feu, pensa-t-il.
Ils étaient tous morts à Las
Vegas. Quelqu’un avait joué avec le feu. Un engin nucléaire avait explosé… très
puissant à en juger par les résultats. Peut-être tout un stock d’armes
nucléaires. Glen, Larry Ralph… même s’ils n’étaient pas encore arrivés à Las
Vegas, même s’ils marchaient encore, ils étaient certainement suffisamment près
pour avoir brûlé vifs.
À côté de lui, Kojak pleurnichait.
Les retombées. Dans quelle
direction le vent va les pousser ?
Était-ce important ?
Il se souvint du mot qu’il avait
écrit pour Fran. Oui, il était important qu’il raconte ce qui venait d’arriver.
Si le vent poussait les retombées à l’est, ils risquaient d’avoir des problèmes…
mais surtout il fallait qu’ils sachent que, si Las Vegas était la capitale
choisie par l’homme noir, elle avait disparu à présent. La population s’était
vaporisée avec tous les jouets mortels qui s’étaient trouvés là, attendant que
quelqu’un les ramasse. Il fallait qu’il ajoute tout ça sur son mot.
Mais pas maintenant. Il était
trop fatigué. L’ascension l’avait épuisé, et l’extraordinaire spectacle de ce
champignon en train de se dissiper, encore davantage. Ce n’était pas de la
jubilation qu’il ressentait, mais une lassitude sourde et angoissante. Allongé
sur l’asphalte, sa dernière pensée avant de sombrer dans le sommeil fut
celle-ci : combien de mégatonnes ? Et il se dit que personne
ne le saurait jamais, ni ne voudrait le savoir.